Le plus en amont du territoire investi, le CAP de Saint-Fons montre une première restitution de la résidence que les artistes Raffaella Spagna et Andrea Caretto ont menée depuis le mois de novembre dans le couloir rhodanien, entre la Vallée de la Chimie et le Port de Valence. L’exposition offre un écho critique et plastique aux enjeux politiques actuels de réconciliation avec le fleuve. Il s’agit donc ici de rendre compte plastiquement de l’exploration d’un territoire, des constats et des interrogations que ce paysage contrasté a pu engendrer, depuis sa violente métamorphose entre les années 50 et 70 (canalisation et alignement du Rhône à grande échelle) jusqu’à cette pellicule de « sauvagerie » que les aménagements présents et futurs entendent redéposer sur les îlots. En attendant la deuxième restitution, en aval, à art3 de Valence, cette étape propose une constellation d’objets et de structures à la croisée d’une expérience physique et sensible, de témoignages et de la typologie ayant progressivement structuré l’approche et la démarche des artistes : les flux, la rectification, la relation, le rapport d’échelle, l’état sauvage, les solides géométriques, la science-fiction et les fantômes.
Qu’il s’agisse des « empreintes » de paraffine modelées par le flux, d’un long tuyau en pisé, d’une paroi de bois flotté à deux faces – l’une arasée l’autre hérissée de branches – ou d’une collection de galets artificiels, les objets de Spagna et Caretto développent une relation étroite entre l’évolution des formes et la transformation des matériaux, de la substance. Ils synthétisent la géographie et le destin duels du fleuve sur cette portion de la vallée, et restituent la coexistence de deux forces antagonistes, le pouvoir métamorphique du flux d’un Rhône réputé impétueux, et la non moindre violence de son endiguement. Les œuvres questionnent une possible relation entre énergie humaine et fluviale, l’interaction entre l’extrême simplification du cours du fleuve et l’évolution des activités et de la vie sur les rives. Ces sculptures « synthèse » en appellent à la tentation « d’être fleuve » que Giusepe Penone a développée en 1981 dans l’œuvre éponyme, dans laquelle le sculpteur identifiait son geste à l’érosion du fleuve. Mais là où l’œuvre panthéiste de cet artiste partait en quête d’un dialogue et d’une harmonie entre la nature humaine et le règne minéral ou végétal, les œuvres fragmentaires de Spagna et Caretto constatent que la connaissance intime de ce milieu s’est progressivement perdue au cours de la mise à distance du lit du Rhône opérée par les aménageurs sur la rive gauche jusqu’à en occulter la présence familière.
Non sans humour, c’est bien une certaine détermination entre forme et substance, entre la force originelle du fleuve et cette pensée primitive, que Spagna et Caretto tentent encore de réactiver dans la performance à l’origine des empreintes de paraffine, une allusion à des pratiques archaïques de divination à l’aide de cire fondue jetée dans un cours d’eau. En concevant des pièces fragmentaires aux matériaux délibérément périssables (argile, bois, etc.), tous issus du Rhône, les artistes affichent la volonté d’une œuvre fragile et transitoire, intégrée dans un continuum qui laisserait le dernier mot au fleuve. L’heure n’est plus à l’œuvre pérenne (bronze, pierre) réalisée à la gloire de l’art et de la nature, mais à une œuvre en retrait et en suspend, dans laquelle se croisent des relations complexes en devenir.
Anne Giffon-Selle et Sylvie Vojik