Elisabeth Ballet

 Au fil de l’image

Je documente régulièrement ce que j’observe dans les usines que je visite. Je prends une photo pour retenir ce que je vois quand je pénètre dans un atelier de travail, une salle après l’autre. Il y a l’espace, la lumière, les machines, les productions. Mais aucune présence humaine. Ces photos sont pour moi des relevés. Elles ne sont pas de bonne qualité, mais je sais dans quel atelier textile chacune a été prise, et ce qu’elle représente. Je ne connais pas avec précision les outils de travail en place, leur mécanique, ce qui m’intéresse c’est le lieu dans son vécu, son intériorité. Ce sont ses traces, ses empreintes, ses vestiges qui vont constituer le matériau de ma recherche.

Quand je passe au dessin, c’est pour prolonger la remémoration des lieux. Il s’agit quelque part d’un exercice de mémoire. Je suis un fil conducteur, une méthode pour actualiser les traces. Avec le temps, ma pratique du dessin est devenue entièrement numérique. Dessiner me permet de rester longtemps avec l’image, dans l’image. J’organise l’ensemble en une sorte de galerie imaginaire, pour pouvoir rester le plus longtemps possible dans la mémoire des lieux. C’est une façon de prolonger ce lieu, de m’y retrouver. Mon travail consiste à retenir l’image, en occultant certaines zones[1]. Ce qui est mis en réserve, sous forme d’aplats noirs, ce sont des zones enfouies. Le reste de l’image se dessine selon un fil conducteur qui redéfinit point par point des contours, ce qui donne lieu à une sorte de vision intérieure. Chaque image, ordonnée, disposée dans son intériorité initiale, trame son propre schéma, la représentation mentale d’un lieu.

Par un travail de reconstitution, ces images, comme des salles, sont autant d’espaces de mémoire. Une mémoire qui se cherche. Imprimer ces lieux, ces images, c’est faire de tous ces espaces intérieurs un lieu à soi.
Dès mes débuts, le dessin a pris une place importante dans l’élaboration de mes sculptures. Il est devenu le support quotidien de ma recherche.

En 2000-2001, la création d’une œuvre au sol sur une place publique de la ville de Pont-Audemer en Normandie a été ma première réalisation à intégrer le dessin, le fil, le tissu à un matériau solide. Cette sculpture monumentale, intitulée Cha-cha-cha est une immense dentelle dessinant un motif floral, entièrement tissée avec des pavés blancs et noirs.

En 2011, sur l’invitation de la Fondation de France via l’action des Nouveaux Commanditaires, deux commandes m’ont été confiées au sein de l’industrie textile, dans les parcs d’Ardèche et du Pilat. Le tissage textile a progressivement revêtu dans mon travail une dimension essentielle, tant sur le plan historico-social qu’artistique. J’ai été amenée à rencontrer des ouvrier.ère.s, des patron.ne.s d’usines, des artisans, des historien.ne.s du textile, des conservateur.trice.s de musée. J’ai vu des usines en activité, spécialisées dans le textile aéronautique, chimique, et l’industrie de la mode. Et d’autres qui ont fait faillite aujourd’hui fermées. Le résultat de ces nombreux échanges est une première œuvre intitulée Vous me direz, inaugurée en 2014 à Eyrieux aux Serres en Ardèche. Installée en face du Moulinon, une ancienne usine de moulinage, (fabrication des bobines de fil), elle consiste en une installation sonore permanente. L’enregistrement se compose de témoignages collectés auprès du patron, d’ancien.ne.s ouvrier.ère.s, et cherche à reconstituer l’ambiance au travail au son des machines.

La seconde commande est toujours en cours, elle m’a permis de rencontrer des chefs d’entreprises spécialisées dans le moulinage, le tissage et la passementerie. Cette œuvre publique, un pavement, prendra place sur le site d’une ancienne usine de tissage démolie dans les années 30, à Bourg-Argental, dans la Loire.

J’ai choisi d’évoquer la machine Jacquard. Mon projet s’appuie sur « Le Traité encyclopédique et méthodique de la fabrication des tissus » de Pierre Falcot (édité en 1844), dans lequel sont décrites les machines et ustensiles employés dans les manufactures de l’époque. De ces archives tombées dans le domaine public, j’ai retenu onze planches d’armures associées à différents tissus riches en combinaisons graphiques. Un assemblage de pavés taillés sur toutes leurs faces, viendra reconstituer point par point des motifs de tissage, présentés comme une succession d’échantillons.

L’édition d’un livre est également prévue chez Captures éditions[2]. Ce dernier rassemblera des archives et retranscriptions d’entretiens, et fera également une large part au dessin, pour tenter de restituer l’expérience que je retire de ces fabriques textiles. L’exposition à art3 en présente une grande partie.

 

[1] Série en cours de dessins imprimés sur papier Hahnemühle Photo Rag Ultra Smooth 305g, format 50 x 60 cm.

[2] Captures Éditions est une maison d’édition dirigée par Valérie Cudel, consacrée aux artistes contemporains. Créée en 2008 à Valence elle comporte plusieurs collections, du livre d’artiste à l’ouvrage collectif, du livret d’entretien à l’affiche.