Le dessin comme pratique de désimplification de l’image.
N’y a-t-il pas dans la quête de la figure une ambition qui contredit partiellement et dépasse infiniment les enjeux de la représentation ? Lorsque un déséquilibre entre ces visées contradictoires est avéré, le résultat n’est-il pas une dé-figuration? Celle-la même, par exemple, qu’exhibe la toile peinte par Frenhofer dans Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac -là, le désir de figure, par son intransigeance totale, se nie lui-même après avoir déchiré la représentation du modèle vivant et noyé la forme dans le magma de la matière colorée. La Belle Noiseuse dé-peinte par Frenhofer est parente de la table que croise un jour Henri Michaux dans les couloirs d’un asile. L’idée de table que poursuit le patient qui l’a construite est trop absolue pour pouvoir s’incarner dans l’objet standard qui lui correspond d’ordinaire. « La table, écrit Michaux, n’étant pas simple, n’était pas non plus vraiment complexe. Complexe d’emblée ou d’intention ou d’un plan compliqué. Plutôt désimplifiée à mesure qu’elle avait été travaillée ». (Les grandes épreuves de l’esprit, Gallimard, 1966). Les dessins de Cristina Da Silva semblent, pour leur part, résulter d’une négociation serrée entre dé-figuration et représentation, en ce que l’énergie brute de leur inscription produit malgré tout la stabilité de l’image qui en résulte. La thématique qui réunit sous le titre générique de Pipelines les dessins exposés à art3 en témoigne. Comme pour l’extraction du pétrole, il s’agit de canaliser la force aveugle d’un flux originel. Le dessin est donc d’abord une tentative de donner forme à un jaillissement, de le faire circuler dans l’image qui se nourrit de lui. Il en résulte des masses chargées, luisantes, saturées de mine de plomb. Le geste de la hachure est multiplié jusqu’à produire un effet tactile, une quasi épaisseur mais sans que jamais sa trajectoire ne disparaisse sous l’effet de la répétition. Ratures, griffonnages délimitent des zones d’intensités variables, chacune d’elles étant affectée d’une vibration et d’une orientation qui lui sont propres. Cette énergie du trait, directement expérimentée dans le dessin, est également mise au service de la représentation. Ainsi se constituent les éléments de paysages composites que ponctuent de rares taches de couleur. On découvre des zones industrielles que traverse en tous sens le réseau des tubulures qui donne son titre à la série. L’architecture des bâtiments est proliférante et déformée, la perspective générale est affectée par des effets de rupture d’échelle, tandis que peuvent se multiplier les points de fuite. Bien qu’ils fixent un état, rien n’est figé dans ces grands dessins; à ce titre, quoique parfaitement achevés, on peut les considérer comme indéfiniment provisoires. Pour reprendre la terminologie proposée par Michaux, ils désimplifient la question de l’image comme lieu de croisement entre dé-figuration et représentation, ou encore comme mouvement de bascule incessant entre énergie de l’inscription et production de la forme. ll faut ajouter que cette tension maintenue s’accompagne d’une sensation de surchauffe, de surrégime, provoquée tant par la multiplication du trait et sa dynamique de surcharge que par l’iconographie avec ses effets d’accumulation.
Une vidéo est présentée avec les dessins. En silence, Cristina Da Silva, yeux fermés, suit avec les doigts (l’index seul puis l’index et le majeur) les traits de son visage. La caméra accompagne et cadre au plus près le parcours des doigts sur la figure. On comprend peu à peu que c’est le même mouvement qui cherche les lignes de force du visage et l’os du crâne sous la chair, si bien qu’il pré-figure la dé-figuration finale du visage dans la mort. La violence constitutive du dessin -lequel tente de la tempérer sans pour autant lui enlever de son énergie -fait ainsi retour dans la vidéo, selon un mode méditatif qui révèle un même souci de désimplifier le geste artistique.
Hervé Laurent
Cristina Da Silva est née en 1978. Elle vit et travaille à Genève.
Etudes /formation
2003-04 University College London, Slade School of Fine Art : post-grade en média : tuteur Simon Faithfull 1998-03 HES, Genève : diplôme arts visuels 2001-03 Atelier de dessin, Peter Roesch 2001 Echanges Socrate à Sheffield, Hallam University et à Weimar Bauhaus Universität 2000-01 Atelier media-mixte, M-A. Chiarenza et Laurent Schmit 1999-00 Atelier de peinture C.Sandoz Atelier de média mixte M-A Chiarenza
Expositions personnelles (sélection)
2010
Pipelines, art3 Valence
2009 CHUV Lausanne : Prix de la Fondation Bailly
Espace K, Genève
2008
Pipeline, Espace R
2007
ABAR, installation Genève