L’exposition investit l’économie du désir et des rapports marchands par le biais de la double productivité du corps au travail : corps qui s’emploie physiquement dans la production de biens, de marchandises, d’œuvres et de services ; et qui en même temps se constitue en sujet par l’activation de son propre désir : un désir pourtant, dont la condition pour exister est de parvenir à être aussi celui des autres, indistinctement. Soumis au travail pour garantir sa (re)-production, l’artiste engage sa personne, se dédouble en altérités objectifiées ou fétiches, se décompose en membres isolés, et fabrique sa présence sans pouvoir soustraire pour autant sa personne qui se façonne – joyeusement ou douloureusement – sous le regard de son public.
Petite sœur de Ma système reproductive (Bétonsalon 2019), l‘exposition assemble des bassins, des parties inférieures de corps, des réservoirs, remplis de liquides ou de résines durcies, qui se tiennent au sol, allongés, posés ou accroupis. Leurs positions et leurs relations dans l’espace brouillent les catégories genrées d’activité ou de passivité, attribuées selon une division binaire. En grande partie composés de produits industriels, ces corps renvoient à la sphère commerciale comme leur condition d’existence à laquelle ils ne peuvent pas échapper, mais qu’ils reconfigurent au moyen de matières modifiées et de formes remodelées à la main. S’ils partagent des matrices et conservent les traces de leur agrégation mécanique antérieure, ces points de connexion encore visibles avec les parties absentes de ces troncs, n’en font pas pour autant des corps amputés, mais indiquent qu’ils n’existent pas de façon isolée d’autres membres, même absents. Bien que couchés, ils sont en tension, s’activent et s’articulent avec les autres corps-sculptures dans un jeu de miroirs et de mise en perspective.
Vidéo-projeté au mur, s’agite en plan séquence le corps musclé et tatoué d’un jeune homme nu, à la queue de cheval blonde, doublement au travail : alors qu’il se tient lui aussi au niveau du sol, s’affairant à poser le plancher de sa chambre en chantier, tout en exposant son cul blanc immaculé, un dildo dans l’anus, il ajuste de temps à autre la webcam par laquelle il se filme pour transmettre en live son image sur le site Boyself. Dans le fil de conversation, les commentaires des internautes émergent dans l’image, parfois un menu apparaît et énumère factuellement les prestations proposées et facturées en tokens, un actif numérique émis et échangeable sur une blockchain. Monnaie propre et personnalisée, le token est infalsifiable, très liquide car il peut être vendu ou acheté à tout moment, et permet des échanges dans des applications décentralisées. Une crypto-monnaie qui permet de basculer la vidéo en mode privé, et d’interrompre l’accès visuel public à l’espace intérieur dans lequel s’anime le jeune homme : accroupi au ras du sol, manipulant ses outils posés par terre, son image est cadrée par son lit, relevé au mur, et le manche vertical d’un balai ; objets dressés qui contribuent au brouillage entre espace domestique et professionnel, entre travail reproductif et productif, entre régime privé et public. Le lit et le balai sont rangés, hors fonction, au repos, et pourtant prennent la place des seuls corps érigés dans l’assemblée. Au moment même où le corps du jeune homme s’emploie physiquement à rénover l’intérieur de sa maison, sans pouvoir monétariser cette activité domestique, relégué au travail reproductif, le chantier acquiert sa valorisation en tant qu’activité capitaliste en s’ouvrant au travail sexuel. Le glissement est de taille puisqu’il fait disparaître la réservation de la sphère reproductive hors de sa capitalisation, pour étendre les technologies du soi, loin, dans les activités domestiques.
Aussi laconique et familier qu’un grand nombre des commentaires du chat de la vidéo, Ma sis t’aime reproductive, titre émergé d’un texte de Sylvie Fortin sur le travail de l’artiste[1], renvoie aussi bien aux commandes des client.es des forums du travail sexuel en ligne, qu’à l’altération des limites entre le régime du travail et celui de la reproduction, désormais soumise au même impératif à susciter le désir et répondre aux fantasmes de son public virtuel. Alors que les sphères sociales s’imbriquent, Quillacq désagrège les corps, dissocie leurs membres, leurs secrétions et leurs consommations, leurs résidus et leurs images. Corps sans odeur ; contenants de liquides industriels ; odeurs captées et désactivées ; traces du travail, désirs exhibés et gênés…
Au sol, deux mannequins remodelés s’exhibent, tiraillés entre séduction et pudeur. La paire de jambes d’un mannequin de lingerie féminine, tronquée au-dessus du bassin et surmodelée en rose à demi talquéluisante dans sa facture artisanale irrégulière expose son pied gauche ; grande extrémité moulée dans tous ses détails et laissant les sutures de sa fabrication apparentes. Alors que le second pied est chaussé et que plus haut, le corps retient chastement le sexe dans l’entrejambe à peine défini, le pied nu se présente fièrement dans une excitation toute aussi charnelle que vulnérable. Le plaisir se performe, minaude, implore l’attention – la sculpture bande du pied tout en maintenant une retenue presque douloureuse – et évoque en creux l’expression « prendre son pied », qui remonte à l’unité du partage des butins des corsaires au dix-neuvième siècle, une mesure quantitative de biens matériels, muée à présent en expression de satisfaction, à valeur sexuelle.
La sculpture est accompagnée d’une suite de bassins exposés, qui combinent des qualités autant fonctionnelles que visuelles, de récipients et d’écrans : le fessier d’un mannequin en plastique nacré dont l’aspect industriel est partiellement recouvert d’un jupon de silicone et d’époxy juste tirée du seau avec lequel il fait corps ; un bidon blanc découpé et retroussé rempli d’urine figée dans une résine polymère, et deux bacs en verre contenant des liquides : un sirop collant de concombre, vert fluo et odorant, qui peut évoquer aussi bien ce légume allongé qui suscite l’appétit sans rassasier, promettant un plaisir sans lassitude, que le substitut non-alcoolisé, sucré et régressif, d’un apéro pour mômes. Le liquide fluo fait la promesse d’une jouissance sans vices et sans efforts ; éternellement juvénile à la Dorian Gray, et introduit aussitôt la question de sa facticité.
Le second bac, une autre cuve à reproduction pour poissons décoratifs qu’élevait un cousin de l’artiste, et qui portent encore les traces de son usage, est rempli d’une dizaine de litres de solution de sueur artificielle, transparente, quasi inodore et commercialisée principalement pour des tests techniques sur les cartes bancaires et des tissus sportifs. Le travail physique et sexuel, sa valorisation commerciale et l’invisibilisation de sa part reproductive, traversent l’exposition. Des brioches dorées « fait maison », quelques chiffons de travail imbibés de liquides et des petites sections de sculptures tubulaires entrent dans les images composites, renvoyés par les miroirs posés au sol. Dans un jeu de reflets, de substituts, de représentations et de déplacements, les corps s’agrègent en communauté, s’interpellent, se constituent réciproquement et opèrent le travail incessant de séparer l’image désirable des efforts à nécessairement fournir pour sa réalisation. Ils s’entrelacent à la condition de l’artiste et des travailleur.es précaires du champ de l’art, dont le travail ne peut exister que dans la mesure où il est désiré par son public et transformé en marchandise. Ceci demande une mobilisation entière de la personne de l’artiste, un engagement et une identification qui la conduisent souvent à accepter de travailler sans rémunération ou de réinvestir sa paie dans sa prochaine production. L’imbrication viscérale du travail et de la sexualité mobilise l’artiste simultanément en tant que producteur d’œuvres et sujet. Pour qu’elle soit aimée, l’œuvre requiert une charge qui l’active indépendamment de l’artiste, mais réclame en même temps un investissement et une attention dans lesquels sa personne est mise en jeu. Ainsi, elle peut participer à une famille étendue et se constitue par l’interpellation désirante, tantôt marchande, tantôt amicale, qui articule le travail conceptuel, physique et sexuel, dans la mesure où l’artiste se rend entièrement disponible, investit ses objets par son désir, en espérant bien susciter celui des autres.
Lotte Arndt
[1] « Visqueen Lumisol Clear », Jean-Charles de Quillacq selon Sylvie Fortin, Textworks, mai 2020, Traduit de l’anglais par Émilie Notéris, https://www.fondation-pernod-ricard.com/textwork/jean-charles-de-quillacq-sylvie-fortin